Quelles mutations du travail et de l'emploi ?
Spécialité Sciences Économiques et Sociales SES en classe de terminale.
Quelles mutations du travail et de l'emploi ?
Objectifs :
→ Savoir distinguer les notions de travail, activité, statut d’emploi (salarié, non-salarié), chômage ; comprendre que les évolutions des formes d’emploi rendent plus incertaines les frontières entre emploi, chômage et inactivité.
→ Connaître les principaux descripteurs de la qualité des emplois (conditions de travail, niveau de salaire, sécurité économique, horizon de carrière, potentiel de formation, variété des tâches).
→ Comprendre les principales caractéristiques des modèles d’organisation taylorien (division du travail horizontale et verticale, relation hiérarchique stricte) et post-taylorien (flexibilité, recomposition des tâches, management participatif) ; comprendre les effets positifs et négatifs de l’évolution des formes de l’organisation du travail sur les conditions de travail.
→ Comprendre comment le numérique brouille les frontières du travail (télétravail, travail/hors travail), transforme les relations d’emploi et accroît les risques de polarisation des emplois.
→ Comprendre que le travail est source d’intégration sociale et que certaines évolutions de l’emploi (précarisation, taux persistant de chômage élevé, polarisation de la qualité des emplois) peuvent affaiblir ce pouvoir intégrateur.
Notions à connaître : Travail, Emploi, Salarié / indépendant, Activité / inactivité (population active et inactive), Taux d’activité, Chômage, Taux de chômage, Halo du chômage, Travailleurs découragés, Sous-emploi, Qualité d’un emploi (6 critères), Taylorisme, Division horizontale et verticale du travail, Fordisme, Post-taylorisme, Flexibilité du travail, Management participatif, Recomposition des tâches, Plateformisation des emplois, Travailleurs indépendants économiquement dépendants, Polarisation des emplois, Intégration sociale / cohésion sociale, Propriété sociale, Forme particulière d’emploi, Précarité, Processus de désocialisation sociale, Processus de disqualification sociale.
I] L’emploi est caractérisé par une diversité de statut et de qualité.
A) La situation d’emploi se distingue du chômage et de l’inactivité mais il existe une perméabilité entre ces différents statuts.
1. Le chômage au sens du BIT ne doit pas être confondu avec l’inactivité.
La notion de chômage s’est développée en même temps que le salariat lors de la Révolution Industrielle. Le travail est la production de biens ou de services utiles à une personne ou à la collectivité. Le travail peut être rémunéré ou non, déclaré ou non (par exemple : travailler son potager pour produire ses propres fruits et légumes). Un emploi est un travail déclaré et rémunéré, il permet d’avoir un statut protecteur car l’emploi est encadré par le droit et permet, après cotisations sociales, de jouir de la protection sociale. Le statut d’emploi d’un travailleur désigne l’ensemble des dispositions législatives (dans la loi) ou contractuelle (dans un contrat signé entre deux personnes morales – par exemple une entreprise – ou physique) qui fixent les droits et les obligations applicables aux travailleurs. On distingue deux statuts d’emploi :
- Le travail salarié regroupe les individus qui travaillent pour le compte d’un employeur contre une rémunération et des droits sociaux.
- Le travail indépendant (ou non-salarié) regroupe les individus qui tirent leur rémunération de la vente de leur propre production.
Le chômage, selon le bureau international du travail (BIT) est la situation d'un individu sans emploi, disponible immédiatement (dans les 15 prochains jours) et qui recherche un emploi.
La population active est l'ensemble des individus qui occupent un emploi (population active occupée) ou qui en sont privé mais cherche à en exercer un (chômeur : population active inoccupée). En effet, l’activité : c’est l’ensemble des personnes désireuses de participer au marché du travail (actifs occupés ou non). La population inactive est, quant à elle, l’ensemble des personnes qui n'exercent pas et ne cherchent pas à exercer un emploi.
Isabelle Waquet (dir), Manuel de Sciences économiques et sociales terminale, Magnard, 2020.
Le taux de chômage est le rapport (exprimé en pourcentage de la population active) entre le nombre de chômeur et la population active. Le taux de chômage au sens du BIT s’établit au troisième trimestre de 2023 à 7,4 % de la population active en France métropolitaine, soit 2 276 milliers de chômeurs.
Le taux d’activité est le rapport (exprimé en pourcentage de la population en âge de travailler) entre le nombre d’actifs (occupés ou non) et l’ensemble de la population en âge de travailler. En France, en 2022, selon l’INSEE, le taux d’activité était de 73,6% de la population en âge de travailler (25-64 ans). Le taux d’activité augmente lorsque le nombre d’actifs, occupés ou non, augmente (par exemple si on recule l’âge légal de départ à la retraite ou que l’on incite au travail des femmes).
Population active, emplois et chômage depuis 1975.
Population active et emplois (en milliers) en France (1975-2018)
L’augmentation de la durée du chômage, ainsi que son taux, dans les années 70 s’est désormais traduite par un chômage de masse qui est une situation où le taux de chômage est durablement important (plus de 8%) est qu’une partie des chômeurs sont des chômeurs de longue durée (en chômage depuis au moins un an). Le chômage, qui au début des années 70 était une situation passagère, est une expérience davantage partagée aujourd'hui notamment depuis l’essor des contrats courts (CDD, contrat d’intérim, voir III] B) 2.). Au cours d’une carrière, il est désormais plus fréquent d’alterner entre des périodes d’emploi et des périodes de chômage quel que soit le secteur d’activité.
2. Les critères de définition du chômage conduisent à ignorer le halo autour du chômage.
Le halo autour du chômage
Le halo du chômage au sens large désigne les situations des personnes qui ne sont pas comptabilisées comme chômeur au sens des critères du BIT alors que, de fait, leur situation s'apparente à celle du chômage. En effet, il existe aux frontières des trois catégories (chômage, emploi, inactivité) des zones « floues », c’est-à-dire un écart entre une situation administrative et la perception que l'on peut en avoir. Par ailleurs, ces catégories sont perméables (« poreuses ») entre elles au fur et à mesure du parcours de l’individu mais aussi du fait des formes particulières d’emploi notamment des contrats courts (voir III] B) 2.). Selon l’INSEE, au troisième trimestre 2021, le halo autour du chômage représente 1,9 millions de personnes.
Parmi elles, les chômeurs (ou travailleurs) découragés désignent les personnes qui ont abandonné une recherche active d'emploi faute d'espoir de pouvoir en trouver un. Ce sont principalement des travailleurs de plus de 50 ans qui considèrent leur âge comme un obstacle majeur au retour à l'emploi, mais également les chômeurs de longue durée. Les jeunes femmes, avec des enfants en bas âge, sont, quant à elles, surreprésentées parmi les personnes non disponibles dans les deux semaines faute de mode de garde. Elles constituent alors la majorité des personnes inactives désirant travailler.
Exemple de situations dans le halo autour du chômage :
INSEE, France, portrait social édition 2020, 2020
Le sous-emploi (à la frontière du chômage et de l'emploi), selon le BIT, représente « toutes les personnes pourvues d'un emploi salarié ou non, qu'elles soient au travail ou absentes du travail, et qui travaillent involontairement moins que la durée normale du travail dans leur activité, et qui sont à la recherche d'un travail supplémentaire ou disponibles pour un tel travail durant la période de référence ». Cette définition recouvre donc les personnes à temps partiel involontaire (ou encore « subi ») ou ayant involontairement travaillé moins qu'habituellement (du fait notamment d'un chômage partiel ou technique, du fait d'une baisse d'activité de leur entreprise, les personnes restant alors juridiquement employées par cette dernière). Le sous-emploi concernait en 2022 environ 4,6% des actifs occupés en France et principalement des femmes en emploi partiel subi. Elles sont en effet 6,5 % des actives occupées a être en sous-emploi contre 2,8 % pour les hommes.
B) La mesure de la qualité des emplois dépend de la satisfaction et du bien-être présent et futur que l’individu retire de l’emploi.
La qualité de l’emploi est la façon dont un emploi contribue à la satisfaction et au bien-être actuel et futur d’un individu. C’est un concept multidimensionnel, dont les indicateurs peuvent varier, mais qui permet généralement de prendre en considération :
- les conditions de travail (pénibilité, effet sur la santé, sécurité au travail) ;
- les rémunérations, tant en terme relatif (par rapport aux autres) qu’en terme de perspectives d’évolution salariales ;
- la sécurité de l’emploi et les garanties qui lui sont accordées (protection sociale) ;
- l’horizon de carrière, c’est-à-dire les perspectives professionnelles (changement de poste, évolution des tâches) ;
- l’accès à la formation ;
- la variété des tâches et le degré de satisfaction au travail.
Une partie des indicateurs sont subjectifs ou difficilement quantifiable. Parfois, d’autres critères sont pris en compte comme le temps de travail et sa conciliation avec la vie familiale ou les possibilités d’influencer sur le fonctionnement de l’entreprise et le monde de travail (dialogue sociale et représentation collective). Néanmoins, des enquêtes harmonisées permettent de rendre compte de la qualité de l’emploi dans un pays et de faire des comparaisons.
Qualité de l’emploi : la France par rapport à l’OCDE.
La France se situe un peu au-dessus de la moyenne de l’OCDE dans la qualité de l’emploi notamment grâce à un faible taux de bas revenu, une faible insécurité sur le marché du travail et un stress au travail globalement plus faible. Néanmoins, le fort taux de chômage – donc un sentiment d’insécurité économique – diminue l’indicateur de la qualité de l’emploi en France.
II] L’organisation du travail a profondément évolué sous l’effet de la formalisation des tâches, du degré d’autonomie octroyé au travail et de l’usage du numérique.
A) Le système tayloriste a été remplacé par un système censé permettre une meilleure qualité des emplois.
1. Le taylorisme et le fordisme ont permis une augmentation de la productivité des entreprises mais ont conduit à une appauvrissement des tâches et une augmentation des cadences.
Le taylorisme est une organisation du travail fondée sur la recherche de la méthode la plus productive possible qui se fonde sur la division verticale et horizontale du travail et le chronométrage des tâches d’exécution. La division verticale du travail sépare strictement le travail de conception (recherche, ingénierie) et d’exécution (notamment pour les personnes les moins qualifiées). La division horizontale du travail parcellise (émiette) les tâches d’exécution en analysant les gestes et en mesurant de façon précise dans quel temps les réaliser ; chaque travailleur n’effectuant plus que quelques tâches simples. Cette organisation du travail permet une amélioration de la productivité : l’entreprise est plus efficace pour produire. Elle permet aussi aux travailleurs très peu qualifiés d’obtenir un emploi. En revanche, il y a une dépossession du savoir-faire des travailleurs plus qualifiés qui doivent désormais appliquer une seule tâche simple. Les travailleurs deviennent interchangeables puisqu’il faut peu de qualification pour occuper le poste. Ils peuvent par ailleurs perdre l’intérêt intellectuel d’effectuer leur travail. Le chronométrage amène un contrôle plus strict du travail et une augmentation des cadences. Enfin, la séparation entre l’activité d’exécution et de conception renforce la hiérarchie dans l’entreprise, limite l’initiative et contribue à l’appauvrissement des tâches des travailleurs d’exécution.
Henri Ford a développé le fordisme qui est une organisation du travail qui ajoute au taylorisme l’utilisation de la chaîne de montage, la standardisation des produits et la hausse des salaires afin de motiver les salariés (à revenir travailler à l’usine et à suivre la cadence). Cette organisation du travail a permis une augmentation de la productivité grâce à la mécanisation (chaîne de montage) et la standardisation des produits, ainsi qu’une amélioration du revenu des ouvriers (5 dollars a day, ce qui correspondait à deux fois le salaire moyen américain de l’époque). Néanmoins, l’apparition de la chaîne de montage a renforcée la pauvreté du contenue des tâches – le travailleur ne se déplaçant même plus de son poste de travail car c’est le produit qui se déplace – ainsi que l’augmentation des cadences (le rythme étant dicté par la machine). Le travailleur est dépossédé de son expertise, donc de son pouvoir de négociation avec les dirigeants de l’entreprise.
Ainsi, tant le taylorisme que le fordisme ont été critiqué du fait d’une diminution de la qualité des empois (appauvrissement des tâches pour les travailleurs, organisation hiérarchique stricte bridant l’initiative et l’épanouissement au travail) et d’un fonctionnement limitant l’adaptation dans un contexte de concurrence et de préférence des consommateurs pour la diversité des produits (standardisation des produits, difficile réactivité face au changement du fait de l’organisation bureaucratique). Néanmoins, cette période a vu un enrichissement des ouvriers. Cette période historique est dénommée compromis fordiste. Le compromis fordiste est un accord tacite selon lequel, en échange d'un salaire relativement élevé et indexé sur la productivité du travail, les salariés sont tenus de se plier aux méthodes de production de masse, créatrices d'efficacité et de gains de productivité, qui caractérisent le fordisme.
2. L’organisation du travail post-taylorienne offre un plus grand degré d’initiative aux travailleurs et un enrichissement des tâches.
Le toyotisme renverse la logique du tayloro-fordisme : la méthode de production se fait juste-à-temps en lançant la production après la commande du client : l’achat des consommations intermédiaires nécessaire à la production ne se fait qu’à partir de ce moment. La tayloro-fordisme reposait sur la production de masse, de produits standardisés (similaires) et du stockage. Le toyotisme permet de réduire les coûts de production en diminuant le stockage, en réduisant le volume des biens défectueux grâce au contrôle qualité et l’initiative des ouvriers dans l’arrêt de la chaîne si une panne est décelée. Enfin, l’amélioration de la qualité des produits permet de diminuer le temps et le coût passé à répondre aux clients mécontents ainsi qu’un recours accru à la flexibilité du travail permettant que les travailleurs ne sont jamais inoccupés et passent d’une tâche à une autre. La flexibilité du travail est la capacité d’une entreprise à adapter le plus rapidement possible la quantité, la qualité et la rémunération du travail à ses besoins productifs en fonction de la demande qui s’adresse à elle.
Là où le taylorisme ne laissait aucune marge de manœuvre aux salariés d’exécution et où la relation hiérarchique était stricte, le toyotisme cherche à tirer profit de la capacité des salariés à améliorer la production. Ils sont en situation de responsabilité, peuvent signaler les problèmes et participer à leur résolution. L’automatisation permet aussi de réduire la pénibilité du travail.
Les organisations du travail post-tayloristes regroupent les organisation du travail qui cherchent à augmenter la productivité par l’implication des salariés dans leur travail, la réduction de la division horizontale et verticale du travail et la recherche de flexibilité. Ce type d’organisation du travail s’accompagne d’une recomposition des tâches. Le travailleur se voit confier plusieurs tâches, jusque-là séparées. Le travailleur gagne en autonomie, ce qui remet en cause la division verticale et horizontale du travail. Le management y est davantage participatif. Le management participatif est un mode de gestion du personnel prenant en compte les analyses et les initiatives des salariés concernant leur travail.
Isabelle Waquet (dir), Manuel de Sciences économiques et sociales terminale, Magnard, 2020.
Le taylorisme n’a pas disparu, notamment dans certains secteurs industriels (textile, agroalimentaire). En Europe, les formes modernes d’organisation du travail qui donnent une forte autonomie aux travailleurs, permettent le travail en équipe et un enrichissement des tâches sont prédominantes (66% de l’ensemble des formes d’organisation du travail).
Notons que même dans les organisations du travail post-tayloristes avec des modes de management moins hiérarchique l’organisation du travail demeure encore largement taylorienne : les tâches sont plus élargies mais peuvent être très formalisées et laisser peu de place à l’initiative, le juste-à-temps, le chronométrage et la flexibilité du travail imposent une intense cadence de travail.
3. Néanmoins, les organisations du travail post-tayloriennes comportent des effets négatifs.
Si les organisations de travail post-taylorienne permettent une recomposition et un enrichissement des tâches, ainsi qu’un plus grande marge d’autonomie pour les travailleurs, elles comportent aussi des risques psycho-sociaux et sont marquées par une intensification du travail. La pression des délais, la production « juste à temps » (à flux tendus), exigent des cadences rapides de production. La recherche de la qualité va de pair avec une augmentation des contraintes techniques. Le fait de mener à bien plusieurs tâches différentes, d’organiser en autonomie son propre travail, de s’impliquer pleinement dans l’entreprise et de participer à la gestion de l’entreprise (management participatif) augmente la charge mentale du travailleur. Par exemple les cadres doivent gérer de nombreux projets en même temps, donc ils passent sans arrêt d’une tâche à l’autre. Les ouvriers dans une entreprise peuvent passer d’un poste de travail à un autre aux modes de fonctionnement très différent. Ces mutations provoquent donc une dégradation des conditions de travail avec une augmentation du stress en raison de l’intensification du travail, de son hétérogénéité et du sentiment de ne pas disposer des moyens de le faire correctement. Avec l’atténuation du contrôle externe par la hiérarchie, la nouvelle importance donnée à l’autonomie a renforcé l’importance de l’autocontrôle des salariés, devenus seuls responsables de l’organisation de leur travail, donc seuls responsables de leurs échecs éventuels, voire du contrôle des collègues. Cela engendre donc plus de stress, de souffrance au travail, de pression et du surmenage (burn-out), dégradant ainsi les conditions de travail.
Mikael Beatriz et al, « Les conditions de travail en 2019, avant la crise sanitaire », DARES Analyses, Juillet 2021.
B) Le numérique brouille les frontières du travail, transforme les relations d’emploi et accroît les risques de polarisation des emplois.
Le numérique renvoie à l’introduction des technologies de l’information et de la communication (TIC) au sein des entreprises dans les années 2000 et aux développement récent de la robotique, l’intelligence artificielle et le big data. Le numérique vient transformer l’activité de travail dans le contenu des tâches et les relations d’emploi.
1. Le numérique conduit à un brouillage des frontières du travail (télétravail, travail/hors travail).
Le télétravail est une forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui pourrait être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux, en utilisant les outils numériques. Pour le salariés, cela permet une réduction voire une suppression des temps de transport, une plus grande souplesse dans les horaires de travail qui permet théoriquement de mieux concilier sa vie personnelle et professionnelle en s’organisant comme il le souhaite, une plus grande autonomie et une plus grande concentration. Néanmoins, la frontière entre le travail et le hors-travail est plus floue : si le salarié peut bénéficier de ses pauses pour faire des tâches ménagères, il a par ailleurs une plus grande difficulté à se déconnecter complètement de son travail car il doit lui-même décider quand la coupure a lieu (il n’y a pas de coupure matérielle).
Les télétravailleurs déclarent travailler plus que les autres et font état d’un sentiment d’isolement. Ils ne semblent pas bénéficier d’une meilleure conciliation vie professionnelle et vie privée que les non-télétravailleurs.
De manière générale, les outils numériques viennent brouiller la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle, car ils permettent l’interpénétration de ces différents temps : le téléphone et la messagerie numérique permettent d’être tout le temps en lien avec son travail, même en dehors des horaires de travail ou en vacances. Parallèlement, l’incursion du personnel dans le temps de travail est permise par le téléphone, les réseaux sociaux et la messagerie instantanée.
2. La transformation des relations d’emploi : les effets contrastés du numérique sur la qualité de l’emploi et l’évolution des statuts d’emplois
La plateformisation des emplois est un modèle de commerce par lequel les professionnels et la clientèle sont mis, par l’usage de la technologie, directement voire instantanément en contact, par une plateforme tierce. Le statut d’emploi est sous forme de l’indépendant, avec une plus grande insécurité économique que le salariat et sans protections ou avec des protections minimales. Une partie des activités proposées sur ces plateformes se caractérisent par une parcellisation des tâches, une évaluation systématique des performances, un contrôle du temps de réalisation des tâches et une forte précarisation.
Les travailleurs des plateformes sont dits indépendants économiquement dépendants : d’un côté, ils sont juridiquement indépendants, si bien qu’ils sont « rémunérés à la tâche », ils perçoivent « un revenu », réalisent un « chiffre d’affaires » ; ils sont libres d’organiser leur temps de travail, etc. Toutefois, la relation qu’ils entretiennent dans les faits avec les plateformes témoigne d’une part d’une très forte dépendance économique et d’autre part de l’existence de nombreuses obligations-contraintes rappelant davantage le statut de salariat (exemples : temps de travail imposé, une obligation de connexion pour les chauffeurs livreurs...). Cette situation a conduit le juge à requalifier certains contrats en contrat de travail salarié.
3. Le numérique contribue à l’accroissement de la polarisation des emplois.
La polarisation des emplois est un phénomène de création d’emplois très qualifiés et non qualifiés, ce qui réduit la part des emplois de qualification intermédiaire. Le numérique permet de remplacer des emplois avec des tâches répétitives, routinières, qui peuvent être automatisable et que ces tâches soient intellectuelles (compter, saisir des données ou des informations) ou manuels. Ce sont principalement les travailleurs au milieu de la chaîne des salaires qui sont touchés, mais pas les services peu qualifiés et non routiniers (comme les emplois de service ou d’aide à la personne). Par ailleurs, il y a une augmentation des emplois très qualifiés complémentaires au numérique et dont les tâches sont non-routinières : métiers créatifs, des opérateurs pour produire, accompagner et assurer la maintenance des nouvelles technologies, des ingénieurs, des concepteurs.
Gregory Verdugo, « Les nouvelles inégalités du travail. Pourquoi l’emploi se polarise », OFCE, 2017.
III] L'emploi, grâce aux protections et à la sociabilité qu’il confère, est un facteur d’intégration social aujourd’hui remis en cause par les mutations de l’emploi.
A) L'emploi, et le salariat, sont historiquement un facteur d'intégration.
Le salariat désigne l'ensemble des actifs qui sont liées à un employeur par un contrat de travail et qui reçoivent en contrepartie une rémunération et perçoivent également des droits sociaux, notamment l'affiliation à la sécurité sociale (donc ouvrent des droits à l'allocation chômage et pensions de retraite notamment). Le salariat se développe après la seconde guerre mondiale avec le développement de l’État providence, de la protection sociale et la mise en place de la logique d’assurance. Auparavant, seule la propriété privée d’un capital assurait à ses détenteurs une sécurité matérielle. Grâce au salariat, les travailleurs accèdent à une propriété sociale (selon Robert Castel) : les individus disposent des droits et des conditions minimales nécessaires non seulement à leur indépendance, à la couverture des besoins vitaux et à la possibilité d’être couvert contre les risques sociaux et donc de pouvoir s'intégrer à la société. Les inégalités subsistent, mais sont fortement réduite et les individus occupant des positions sociales radicalement différentes peuvent désormais être pensés comme appartenant à un tout : la société.
Le travail est intégrateur. En effet, l'intégration sociale est le processus par lequel un individu devient membre de la société ou d'un groupe social. L'intégration sociale permet la cohésion sociale. C'est une situation dans laquelle des membres d’une société entretiennent des relations sociales entre eux, partagent des valeurs communes et ont le sentiment d’appartenir a la même société. Grâce au travail, l'individu dispose d’un revenu qui lui permet de subvenir aux besoin élémentaires (logement, nourriture, habillement voire santé) mais aussi de participer ainsi à la société de consommation qui est une composante importante de l’intégration dans un groupe. Par ailleurs le travail offre une reconnaissance sociale, c'est l’un des facteurs d’identité de l’individu : 40% des individus interrogés citent le travail comme étant une composante de leur identité, juste après la famille. La position sociale est largement déterminée par l'activité professionnelle et l'identité professionnelle constitue un élément central de la personnalité, permettant une certaine reconnaissance. Le travail constitue enfin une importante source de sociabilité (relations sociales avec les collègues, sentiment d'appartenance à un collectif de travail...). Le travail permet donc de définir socialement l’individu, de lui donner un rôle dans la société. Enfin, le travail au-delà de donner une identité aux individus est aussi un facteur d’épanouissement personnel et permet à l’individu de multiplier ses relations sociales via ses collègues. Le travail répond donc à des besoins psychologiques d’identité, de reconnaissance et de lien. Tout cela participe la participation sociale, politique et culturelle de l’individu.
B) Cependant, les mutations de l’emploi et de l’organisation du travail remettent en cause la fonction intégratrice du travail.
1. Les mutations de l’emploi remettent en cause la fonction intégratrice du travail.
Les mutations de l’emploi rendent l’individu plus autonome mais remettent en cause la fonction intégratrice du travail. L’individualisation du travail vient détruire le collectif de travail en ce qu’il atomise les travailleurs dans leur rapport aux employeurs. Les horaires de travail ne sont pas les mêmes que celles des collègues, ni les temps de pause, le travailleur peut changer plusieurs de poste de travail, donc de collègue, ce qui empêche de nouer des relations durables. Ainsi, cette individualisation répond à des besoins (flexibilité des horaires de travail pour pouvoir s’adapter à la vie familiale, élargissement des tâches et des compétences etc...) mais participent à l’éclatement du collectif de travail et à la construction d’un sentiment commun d’appartenance. Plus généralement, les employés et ouvriers peuvent se retrouver dans des situations où ils changent souvent de lieu de travail, rencontrent des difficultés à se syndiquer (absence de contact, absence de possibilité de nouer des rapports de confiance avec les collègues) et à participer à la vie de l’entreprise.
2. Les formes particulières d’emploi et l’expérience du chômage limitent la fonction intégratrice du travail.
Composition de l’emploi de 1982 à 2019 : évolution des formes particulières d’emploi.
INSEE, Emploi, chômage, revenu du travail, 2020
L’expérience du chômage, une situation de plus en plus partagée.
Cécile Jolly, Emmanuelle Prouet et Vanessa Wisnia-Weill, « 2017/2027 - Nouvelles formes du travail et de la protection des actifs », France stratégie, 2016.
Les personnes au chômage ou dont l'emploi relèvent d'une forme particulière d'emploi sont en situation de précarité. Les formes particulières d'emploi (ou emplois atypiques) sont les emplois qui s'éloignent de la norme d'emploi (contrat à durée indéterminée à temps plein). Ce sont les contrats à durée déterminée (CDD : la date de rupture est prévue à l'avance : il ne peut excéder 36 mois), l'intérim (contrats très courts, parfois à la journée), les stages, l'apprentissage, les emplois aidés et le travail à temps partiel. C'est donc l'ensemble des emplois précaires et les emplois à temps partiels (qui peuvent être en CDI). Bien que le CDI reste prédominant, les formes particulières d’emploi ont fortement progressé depuis les années 1980. Par exemple, les emplois à durée limitée (CDD, interim et autres contrats courts) sont passés de 5 % en 1982 à 13 % en 2019. En 2018, 87 % des nouvelles embauches étaient en CDD. Ce statut d’emploi semble alors s’imposer progressivement comme la nouvelle norme, principalement pour les jeunes. Le développement des formes particulières d’emploi est lié à une recherche de flexibilité du travail. Par ailleurs, dans un contexte de chômage de masse, l’expérience du chômage est une réalité de plus en plus partagée par les actifs.
La précarité est une situation marquée par une forte incertitude de conserver ou récupérer une situation acceptable dans un avenir proche. Cette incertitude est fortement marquée en situation de chômage de masse, comme actuellement. Les individus au chômage ou dans une forme particulière d’emploi peuvent ressentir de la précarité. Cette précarité se traduit pas un manque de stabilité dans les relations de travail, ce qui ne permet pas de s'intégrer de manière assurée et durable dans le collectif de travail (fragilisation et perte des relations liées au travail), ne permet pas à l'individu de se définir de manière sereine via sa vie professionnelle puisque celle-ci est toujours en mouvement ce qui peut conduire à un risque d'isolement relationnel liées aux difficultés dans la sphère du travail (fragilisation des relations sociales hors-travail). Par ailleurs, cette précarisation conduit à une dégradation de l'accès aux protections liées au travail car les contrats précaires ne fournissent pas les mêmes protections face aux risques sociaux ce qui engendre encore une fois un sentiment d’insécurité sociale pour les individus touchés par ce phénomène (fragilisation des droits à la protection sociale). Robert Castel nomme cela processus de désaffiliation sociale. C'est un processus car les enquêtes sociologiques montrent que la désaffiliation est le produit d'une suite continue de faits, de phénomènes présentant une certaine unité ou une certaine régularité dans leur déroulement (forme d'emploi précaire puis/ou chômage, puis rétrécissement des liens sociaux et perte d'estime de soi). Le processus de désaffiliation sociale est un processus par lequel un statut social perd son caractère protecteur qui se traduit par un sentiment d'inutilité sociale, une perte de reconnaissance sociale et d'estime de soi. Ce sentiment peut aboutir à une baisse du sentiment d'intégration. Parfois, ce processus peut aller de pair avec un processus de disqualification sociale (Serge Paugam) : processus par lequel une personne est étiquetée comme pauvre, « assistée » ou exclue. Cette personne subit le regard négatif que les autres portent sur elle.
Par ailleurs, la précarité déborde les seuls précaires et inquiète aussi les stables (ce que Robert Castel appelle la « déstabilisation des stables »). Ainsi, les stables peuvent avoir peur de la précarité, ce qui créait des situations anxiogènes par rapport à l’avenir.